Démarchages téléphonique dans l’énergie

2020-10-29 0 By dporgpd

Un important marché de revente de fichiers clients « clés en main »

« j’étais déjà inscrit sur bloctel, je m’y suis réinscrit pour être sûr le 25 juillet, et depuis, j’ai reçu 24 appels.» Lionel, qui ha­bite dans le sud de la France, reçoit depuis des mois jusqu’à quatre appels par jour pour lui proposer de changer de fournis­seur d’énergie. Et devient fou face à ce harcèlement téléphonique que rien ne semble pouvoir arrêter. Menaces de porter plainte, blocage du numéro : rien n’y fait. Il cherche également à savoir comment son numéro s’est retrouvé sur les listes d’appels, mais l’enquête est ardue, même pour cet ingé­nieur spécialisé en sécurité informatique.

«C’est impossible de savoir qui a vendu mon numéro : je suis sur liste rouge, j’ai ap­pelé tous les prestataires qui ont mon nu­méro. Ils m’ont tous confirmé que, sur mon contrat, la case interdisant de revendre mes informations personnelles était bien co­chée. Quand je demande aux opérateurs qui leur a fourni mon numéro, on me dit que c’est ERDF [l’ancien nom d’Enedis] qui a vendu mon numéro, ce qui est impossible ! »

En effet, tous les maillons de la chaîne du démarchage téléphonique génèrent leurs propres « fiches », plus ou moins qualifiées : les centres d’appels eux ­mê­mes, qui, pour certains, collectent des nu­méros apparaissant sur Internet grâce à des logiciels spécialisés, comme les fournisseurs d’énergie et leurs éventuels inter­médiaires. Les listings peuvent être créés par le truchement de publicités ciblées, qui incitent les internautes à entrer leur numéro de téléphone, ou grâce aux fi­chiers de sociétés tierces (des déména­geurs, par exemple).

Un important marché de seconde main permet aussi aux moins scrupuleux d’ac­quérir, souvent illégalement et à bas prix, des fichiers de qualité variable: sur les fo­rums et groupes Facebook dévolus aux employés de centres d’appels, on trouve ainsi des fichiers vendus « clés en main » pour du démarchage sur l’énergie ou d’autres produits. A des tarifs imbattables : fin 2019, un internaute cédait ainsi, moyennant 400 euros, un fichier « quali­fié» de clients potentiels pour des mu­tuelles, contenant les coordonnées de 400 000 personnes en France. Les opéra­teurs ont l’obligation légale de filtrer les numéros de leurs fichiers inscrits à Bloc­tel, mais tous ne le font pas, malgré les for­tes amendes encourues.

Promesses irréalistes, défaut d’information : les fournisseurs sont prêts à tout pour appâter les clients

Bonjour, c’est votre conseiller énergie. Je vous appelle pour vous faire beneficier d’un tarif avantageux

Mme T. écoute ; elle se rappelle vaguement avoir reçu un premier appel, va chercher sa facture d’électricité, sans com­prendre de quoi il est question. Vingt minutes plus tard, elle a changé de fournisseur, en pen­sant avoir fait une bonne affaire. En réalité, elle va payer plus cher, et a signé son contrat à la va­vite, poussée par des techniques de dé­marchage à la limite de la légalité. Le blog a pu écouter plusieurs dizaines d’heures de démarchage téléphonique réalisé pour des en­treprises françaises par un centre d’appels en Tunisie. Près de 40 gi­gaoctets de fichiers ont été laissés accidentellement sans protection en ligne. Un consultant en sécu­rité informatique, Oussama Jnahi, a d’abord signalé au Monde leur existence. Ces enregistre­ments illustrent les pratiques commerciales agressives des fournisseurs d’énergie pour faire basculer coûte que coûte des par­ticuliers vers leurs offres.

Prenons Nina B. Elle reçoit, en juillet 2020, un coup de fil d’un démarcheur pour le compte d’ENI – le quatrième fournisseur du marché français –, qui lui promet de faire baisser sa facture, en la passant de 132 euros mensuels à 100 euros : « Vous payez trop cher aujourd’hui, madame», lui répète son interlocuteur, qui, en fin d’ap­pel, se réjouit : « Vous venez de réa­liser 32 euros mensuels d’écono­mies, c’est énorme ! ».

Le script des entretiens télépho­niques est toujours le même. Il en va ainsi pour Françoise A, à qui est promise une baisse mensuelle de 21 euros par mois, toujours de la part d’un démarcheur ENI. L’offre est alléchante : plus de 200 euros d’économies par an pour le gaz et l’électricité, cela ne se refuse pas. Evidemment, son interlocutrice ne précise pas que le groupe pétrogazier italien a été épinglé à plusieurs reprises pour ses prati­ques de démarchage agressif et sanctionné par les services de la répression des fraudes à payer 315 000 euros d’amende pour le même motif, en février 2020.

« J’avais pas compris tout ça »

Plus important encore, elle omet d’expliquer que cette baisse de mensualités ne va pas l’empêcher de recevoir, en fin d’année, une facture de régularisation qui ris­que d’être élevée. « Beaucoup de consommateurs se plaignent d’avoir signé pour des mensualités faibles, mais on ne leur a jamais donné le prix total de ce qu’ils al­ laient payer », prévient Frédéri­ que Fériaud, directrice générale du médiateur de l’énergie, avec qui elle a partagé certains enregistrements.

« La consommation d’énergie va rester la même, quel que soit le fournisseur. C’est trompeur de pro­poser des baisses de 20% ou 30%», précise Mme Fériaud. Dans plu­sieurs des enregistrements, les of­fres proposées sont, sur l’année, plus onéreuses que les tarifs d’EDF, réglementés par l’Etat. Le marché de l’énergie est pourtant structuré de manière très com­plexe pour permettre aux four­nisseurs alternatifs de proposer des offres plus compétitives.

L’écoute minutieuse de nom­breux entretiens laisse apparaître une autre pratique systématique : les démarcheurs envoient par courriel aux consommateurs un contrat qu’ils leur font signer lors de la conversation téléphonique. Or le code de la consommation précise bien que le document doit être envoyé à l’issue de la conver­sation téléphonique.

Il pourrait s’agir d’un détail, mais l’écoute des démarchages donne une impression de vente forcée dans de nombreux cas : le représentant insiste pour obtenir au plus vite les coordonnées ban­caires et les faire remplir en temps réel, envoie le courriel en conti­nuant à discuter, et fait valider par le client toutes les étapes en un rien de temps. Quand le script est bien exécuté, le nouveau contrat est signé en une vingtaine de mi­nutes. Un autre fournisseur, Total Direct Energie, a été condamné à 60 000 euros d’amende en 2017 pour ce type de pratiques.

Les démarcheurs tentent sou­ vent de faire renoncer les clients à leur droit de rétractation : « La loi vous donne quatorze jours de ré­tractation, mais vous préférez pro­fiter de ce tarif dès maintenant, n’est­ ce pas ? Je mets dès mainte­nant, c’est bien ça ? », s’entend ainsi proposer M. Adrien B. Rien d’illégal dans cette proposition, mais il apparaît évident, dans de nombreux enregistrements, que les clients ne comprennent pas clairement de quoi il s’agit.

Face à des démarcheurs rapides qui les abreuvent de promesses de réduction, les clients sont gé­néralement perdus. Ainsi de Christophe V. : alors que son inter­locutrice est en train de finaliser le contrat, elle lui précise finale­ment : « Vous allez donc résilier vo­tre contrat Total Direct Energie. » « Ah, mais j’avais pas compris ! Je veux pas changer deJ’avais pas compris tout ça. Je ne veux pas changer… », s’inquiète M. V. « Ah, mais Monsieur, vous n’avez rien changé. Vous allez uniquement bé­néficier d’une baisse de tarifs », le rassure son interlocutrice, qui lui souhaite toutefois « bienvenue dans la famille ENI ». Ses doutes sont un peu tardifs : Christophe V a déjà donné ses coordonnées bancaires et renoncé à sa période de rétractation…

Des tactiques « limites »

Cette confusion est entretenue par le soin que mettent les opéra­teurs à semer le doute sur leur identité, en laissant accroire qu’ils appellent de la part du fournis­seur d’énergie actuel de la per­sonne démarchée. Ils se présen­tent, dans certains enregistre­ments, comme « votre conseiller énergie », ou comme un compara­teur. Le plus souvent, l’appel est passé pour le compte d’ENI. Contacté à plusieurs reprises, le groupe a refusé de ré­pondre aux questions. Mais, comme l’attestent les enregistre­ments, le centre d’appels travaille aussi pour de plus petits fournis­seurs, tels Butagaz, le belge Méga Energie ou l’italien Wekiwi – qui, sur les réseaux sociaux, affirme de manière fallacieuse « ne pas pratiquer le démarchage ».

Un autre acteur sert d’intermé­diaire entre ces différentes par­ties : une entreprise française ap­pelée Pioui, qui promet d’aider ses clients à faire baisser leurs fac­tures en négociant à leur place. Le PDG de l’en­treprise, David Deletrez, recon­naît que certaines des tactiques utilisées par les démarcheurs sont « limites par rapport aux tex­tes de loi », mais assure que certai­nes anomalies sont corrigées par un service de « contrôle qualité » dans des appels postérieurs, aux­ quels nous n’avons pas eu accès.

Son entreprise élabore, en ac­cord avec les fournisseurs d’éner­gie, les scripts suivis par les sala­riés des centres d’appels. Et si les appels sont très semblables d’un fournisseur à l’autre, c’est parce que « les cahiers des charges des opérateurs fonctionnent à peu près tous de la même manière », détaille­ t’il, évoquant un marché « particulièrement concurrentiel », dans lequel les principaux acteurs cherchent à tirer parti des « laten­ces juridiques » entre le moment où une pratique est tolérée et ce­ lui où elle est interdite.

M. Deletrez en veut pour preuve la mise en place rapide – et effecti­vement constatée dans des enregistrements ré­cents – de la nouvelle réglemen­tation obligeant les démarcheurs à informer les appelés de l’exis­tence de la liste antidémarchage Bloctel. Une simple inscription gratuite sur cette liste signale qu’un particulier refuse d’être ap­pelé par des démarcheurs ; les entreprises qui ne respecteraient pas cette obligation s’exposent à de lourdes sanctions.

Reste que des arguments avan­cés fréquemment par les démar­cheurs téléphoniques, dans les enregistrements consultés, sont particulièrement malhonnêtes. Des personnes sont sollicitées au prétexte « qu’en raison de la pandémie », des bais­ ses de tarif auraient été décidées, ce qui est faux. Dans d’autres cas, le démarcheur affirme appeler pour effectuer « un relevé de consommation », justification utilisée pour demander à son in­terlocuteur son numéro de point de livraison d’électricité ; dans d’autres encore, le client est convaincu de devoir signer rapi­dement puisque les « prix vont doubler, voire tripler » à cause de la crise sanitaire liée au Covid­19.

Joint, le centre d’appels tunisien concerné ad­met qu’il peut « y avoir des choses à revoir » sur la méthode, mais ex­plique devoir jongler entre les demandes de ses donneurs d’ordre et la législation.

Un encadrement plus strict

En définitive, la responsabilité de ces pratiques retombe sur les opé­rateurs, rappelle le médiateur de l’énergie, Olivier Challan Belval, qui s’est déjà prononcé pour une interdiction du démarchage à do­micile, en février 2020. « Ces prati­ques sont sidérantes, juge­ t­il. Les fournisseurs ne font pas sérieusement leur travail. Ils vont tuer l’ouverture à la concurrence parce que les gens vont finir par rester chez les opérateurs historiques. »

Les services du médiateur, qui reçoivent chaque année davan­tage de plaintes concernant le dé­marchage, doutent de la capacité des fournisseurs à s’autoréguler, et plaident pour un encadrement plus strict du démarchage télé­phonique, voire pour son inter­diction si la situation ne s’amé­liore pas.

Mais est ­il vraiment possible d’encadrer ces pratiques ?

Le mar­ché de l’énergie est ouvert à la concurrence depuis 2007, mais EDF détient encore les trois quarts du marché de l’électricité, et Engie (anciennement GDF Suez) les deux tiers de celui du gaz. Pour faire baisser leurs coûts et proposer des tarifs compétitifs, les principaux fournisseurs ont délocalisé leur centre d’appels à l’étranger (à l’exception d’EDF) et multiplient les opérations pour faire basculer les clients.

En 2019, plus de 60 % des Fran­çais ont été démarchés par des concurrents d’EDF. La raison en est simple : les prix de l’énergie et les taxes sur la facture sont les mêmes pour tous les fournis­seurs. Et les réductions proposées sont minimes, de l’ordre de 6 % par an en moyenne. Dans ces conditions, difficile de convain­cre les citoyens de changer.

Interrogé dans le cadre d’un pu­blireportage paru en janvier 2020 sur ce qui pourrait permettre aux consommateurs d’être plus con­fiants dans le marché, le PDG d’ENI France, Daniel Fava, répon­dait sans sourciller: «L’informa­tion. C’est un point crucial. Il faut que le consommateur puisse faire son choix en ayant toutes les don­nées utiles. » Y compris lors des dé­ marchages.