Démarchages téléphonique dans l’énergie
Un important marché de revente de fichiers clients « clés en main »
« j’étais déjà inscrit sur bloctel, je m’y suis réinscrit pour être sûr le 25 juillet, et depuis, j’ai reçu 24 appels.» Lionel, qui habite dans le sud de la France, reçoit depuis des mois jusqu’à quatre appels par jour pour lui proposer de changer de fournisseur d’énergie. Et devient fou face à ce harcèlement téléphonique que rien ne semble pouvoir arrêter. Menaces de porter plainte, blocage du numéro : rien n’y fait. Il cherche également à savoir comment son numéro s’est retrouvé sur les listes d’appels, mais l’enquête est ardue, même pour cet ingénieur spécialisé en sécurité informatique.
«C’est impossible de savoir qui a vendu mon numéro : je suis sur liste rouge, j’ai appelé tous les prestataires qui ont mon numéro. Ils m’ont tous confirmé que, sur mon contrat, la case interdisant de revendre mes informations personnelles était bien cochée. Quand je demande aux opérateurs qui leur a fourni mon numéro, on me dit que c’est ERDF [l’ancien nom d’Enedis] qui a vendu mon numéro, ce qui est impossible ! »
En effet, tous les maillons de la chaîne du démarchage téléphonique génèrent leurs propres « fiches », plus ou moins qualifiées : les centres d’appels eux mêmes, qui, pour certains, collectent des numéros apparaissant sur Internet grâce à des logiciels spécialisés, comme les fournisseurs d’énergie et leurs éventuels intermédiaires. Les listings peuvent être créés par le truchement de publicités ciblées, qui incitent les internautes à entrer leur numéro de téléphone, ou grâce aux fichiers de sociétés tierces (des déménageurs, par exemple).
Un important marché de seconde main permet aussi aux moins scrupuleux d’acquérir, souvent illégalement et à bas prix, des fichiers de qualité variable: sur les forums et groupes Facebook dévolus aux employés de centres d’appels, on trouve ainsi des fichiers vendus « clés en main » pour du démarchage sur l’énergie ou d’autres produits. A des tarifs imbattables : fin 2019, un internaute cédait ainsi, moyennant 400 euros, un fichier « qualifié» de clients potentiels pour des mutuelles, contenant les coordonnées de 400 000 personnes en France. Les opérateurs ont l’obligation légale de filtrer les numéros de leurs fichiers inscrits à Bloctel, mais tous ne le font pas, malgré les fortes amendes encourues.
Promesses irréalistes, défaut d’information : les fournisseurs sont prêts à tout pour appâter les clients
Bonjour, c’est votre conseiller énergie. Je vous appelle pour vous faire beneficier d’un tarif avantageux
Mme T. écoute ; elle se rappelle vaguement avoir reçu un premier appel, va chercher sa facture d’électricité, sans comprendre de quoi il est question. Vingt minutes plus tard, elle a changé de fournisseur, en pensant avoir fait une bonne affaire. En réalité, elle va payer plus cher, et a signé son contrat à la vavite, poussée par des techniques de démarchage à la limite de la légalité. Le blog a pu écouter plusieurs dizaines d’heures de démarchage téléphonique réalisé pour des entreprises françaises par un centre d’appels en Tunisie. Près de 40 gigaoctets de fichiers ont été laissés accidentellement sans protection en ligne. Un consultant en sécurité informatique, Oussama Jnahi, a d’abord signalé au Monde leur existence. Ces enregistrements illustrent les pratiques commerciales agressives des fournisseurs d’énergie pour faire basculer coûte que coûte des particuliers vers leurs offres.
Prenons Nina B. Elle reçoit, en juillet 2020, un coup de fil d’un démarcheur pour le compte d’ENI – le quatrième fournisseur du marché français –, qui lui promet de faire baisser sa facture, en la passant de 132 euros mensuels à 100 euros : « Vous payez trop cher aujourd’hui, madame», lui répète son interlocuteur, qui, en fin d’appel, se réjouit : « Vous venez de réaliser 32 euros mensuels d’économies, c’est énorme ! ».
Le script des entretiens téléphoniques est toujours le même. Il en va ainsi pour Françoise A, à qui est promise une baisse mensuelle de 21 euros par mois, toujours de la part d’un démarcheur ENI. L’offre est alléchante : plus de 200 euros d’économies par an pour le gaz et l’électricité, cela ne se refuse pas. Evidemment, son interlocutrice ne précise pas que le groupe pétrogazier italien a été épinglé à plusieurs reprises pour ses pratiques de démarchage agressif et sanctionné par les services de la répression des fraudes à payer 315 000 euros d’amende pour le même motif, en février 2020.
« J’avais pas compris tout ça »
Plus important encore, elle omet d’expliquer que cette baisse de mensualités ne va pas l’empêcher de recevoir, en fin d’année, une facture de régularisation qui risque d’être élevée. « Beaucoup de consommateurs se plaignent d’avoir signé pour des mensualités faibles, mais on ne leur a jamais donné le prix total de ce qu’ils al laient payer », prévient Frédéri que Fériaud, directrice générale du médiateur de l’énergie, avec qui elle a partagé certains enregistrements.
« La consommation d’énergie va rester la même, quel que soit le fournisseur. C’est trompeur de proposer des baisses de 20% ou 30%», précise Mme Fériaud. Dans plusieurs des enregistrements, les offres proposées sont, sur l’année, plus onéreuses que les tarifs d’EDF, réglementés par l’Etat. Le marché de l’énergie est pourtant structuré de manière très complexe pour permettre aux fournisseurs alternatifs de proposer des offres plus compétitives.
L’écoute minutieuse de nombreux entretiens laisse apparaître une autre pratique systématique : les démarcheurs envoient par courriel aux consommateurs un contrat qu’ils leur font signer lors de la conversation téléphonique. Or le code de la consommation précise bien que le document doit être envoyé à l’issue de la conversation téléphonique.
Il pourrait s’agir d’un détail, mais l’écoute des démarchages donne une impression de vente forcée dans de nombreux cas : le représentant insiste pour obtenir au plus vite les coordonnées bancaires et les faire remplir en temps réel, envoie le courriel en continuant à discuter, et fait valider par le client toutes les étapes en un rien de temps. Quand le script est bien exécuté, le nouveau contrat est signé en une vingtaine de minutes. Un autre fournisseur, Total Direct Energie, a été condamné à 60 000 euros d’amende en 2017 pour ce type de pratiques.
Les démarcheurs tentent sou vent de faire renoncer les clients à leur droit de rétractation : « La loi vous donne quatorze jours de rétractation, mais vous préférez profiter de ce tarif dès maintenant, n’est ce pas ? Je mets dès maintenant, c’est bien ça ? », s’entend ainsi proposer M. Adrien B. Rien d’illégal dans cette proposition, mais il apparaît évident, dans de nombreux enregistrements, que les clients ne comprennent pas clairement de quoi il s’agit.
Face à des démarcheurs rapides qui les abreuvent de promesses de réduction, les clients sont généralement perdus. Ainsi de Christophe V. : alors que son interlocutrice est en train de finaliser le contrat, elle lui précise finalement : « Vous allez donc résilier votre contrat Total Direct Energie. » « Ah, mais j’avais pas compris ! Je veux pas changer de… J’avais pas compris tout ça. Je ne veux pas changer… », s’inquiète M. V. « Ah, mais Monsieur, vous n’avez rien changé. Vous allez uniquement bénéficier d’une baisse de tarifs », le rassure son interlocutrice, qui lui souhaite toutefois « bienvenue dans la famille ENI ». Ses doutes sont un peu tardifs : Christophe V a déjà donné ses coordonnées bancaires et renoncé à sa période de rétractation…
Des tactiques « limites »
Cette confusion est entretenue par le soin que mettent les opérateurs à semer le doute sur leur identité, en laissant accroire qu’ils appellent de la part du fournisseur d’énergie actuel de la personne démarchée. Ils se présentent, dans certains enregistrements, comme « votre conseiller énergie », ou comme un comparateur. Le plus souvent, l’appel est passé pour le compte d’ENI. Contacté à plusieurs reprises, le groupe a refusé de répondre aux questions. Mais, comme l’attestent les enregistrements, le centre d’appels travaille aussi pour de plus petits fournisseurs, tels Butagaz, le belge Méga Energie ou l’italien Wekiwi – qui, sur les réseaux sociaux, affirme de manière fallacieuse « ne pas pratiquer le démarchage ».
Un autre acteur sert d’intermédiaire entre ces différentes parties : une entreprise française appelée Pioui, qui promet d’aider ses clients à faire baisser leurs factures en négociant à leur place. Le PDG de l’entreprise, David Deletrez, reconnaît que certaines des tactiques utilisées par les démarcheurs sont « limites par rapport aux textes de loi », mais assure que certaines anomalies sont corrigées par un service de « contrôle qualité » dans des appels postérieurs, aux quels nous n’avons pas eu accès.
Son entreprise élabore, en accord avec les fournisseurs d’énergie, les scripts suivis par les salariés des centres d’appels. Et si les appels sont très semblables d’un fournisseur à l’autre, c’est parce que « les cahiers des charges des opérateurs fonctionnent à peu près tous de la même manière », détaille t’il, évoquant un marché « particulièrement concurrentiel », dans lequel les principaux acteurs cherchent à tirer parti des « latences juridiques » entre le moment où une pratique est tolérée et ce lui où elle est interdite.
M. Deletrez en veut pour preuve la mise en place rapide – et effectivement constatée dans des enregistrements récents – de la nouvelle réglementation obligeant les démarcheurs à informer les appelés de l’existence de la liste antidémarchage Bloctel. Une simple inscription gratuite sur cette liste signale qu’un particulier refuse d’être appelé par des démarcheurs ; les entreprises qui ne respecteraient pas cette obligation s’exposent à de lourdes sanctions.
Reste que des arguments avancés fréquemment par les démarcheurs téléphoniques, dans les enregistrements consultés, sont particulièrement malhonnêtes. Des personnes sont sollicitées au prétexte « qu’en raison de la pandémie », des bais ses de tarif auraient été décidées, ce qui est faux. Dans d’autres cas, le démarcheur affirme appeler pour effectuer « un relevé de consommation », justification utilisée pour demander à son interlocuteur son numéro de point de livraison d’électricité ; dans d’autres encore, le client est convaincu de devoir signer rapidement puisque les « prix vont doubler, voire tripler » à cause de la crise sanitaire liée au Covid19.
Joint, le centre d’appels tunisien concerné admet qu’il peut « y avoir des choses à revoir » sur la méthode, mais explique devoir jongler entre les demandes de ses donneurs d’ordre et la législation.
Un encadrement plus strict
En définitive, la responsabilité de ces pratiques retombe sur les opérateurs, rappelle le médiateur de l’énergie, Olivier Challan Belval, qui s’est déjà prononcé pour une interdiction du démarchage à domicile, en février 2020. « Ces pratiques sont sidérantes, juge til. Les fournisseurs ne font pas sérieusement leur travail. Ils vont tuer l’ouverture à la concurrence parce que les gens vont finir par rester chez les opérateurs historiques. »
Les services du médiateur, qui reçoivent chaque année davantage de plaintes concernant le démarchage, doutent de la capacité des fournisseurs à s’autoréguler, et plaident pour un encadrement plus strict du démarchage téléphonique, voire pour son interdiction si la situation ne s’améliore pas.
Mais est il vraiment possible d’encadrer ces pratiques ?
Le marché de l’énergie est ouvert à la concurrence depuis 2007, mais EDF détient encore les trois quarts du marché de l’électricité, et Engie (anciennement GDF Suez) les deux tiers de celui du gaz. Pour faire baisser leurs coûts et proposer des tarifs compétitifs, les principaux fournisseurs ont délocalisé leur centre d’appels à l’étranger (à l’exception d’EDF) et multiplient les opérations pour faire basculer les clients.
En 2019, plus de 60 % des Français ont été démarchés par des concurrents d’EDF. La raison en est simple : les prix de l’énergie et les taxes sur la facture sont les mêmes pour tous les fournisseurs. Et les réductions proposées sont minimes, de l’ordre de 6 % par an en moyenne. Dans ces conditions, difficile de convaincre les citoyens de changer.
Interrogé dans le cadre d’un publireportage paru en janvier 2020 sur ce qui pourrait permettre aux consommateurs d’être plus confiants dans le marché, le PDG d’ENI France, Daniel Fava, répondait sans sourciller: «L’information. C’est un point crucial. Il faut que le consommateur puisse faire son choix en ayant toutes les données utiles. » Y compris lors des dé marchages.