Drones: comment le ministre de l’intérieur français Gérald Darmanin veut échapper à toute sanction

2021-05-14 Off By dporgpd

Alors que le Conseil constitutionnel doit se prononcer sur la loi « Sécurité globale », Mediapart révèle que le ministre de l’intérieur a tenté, fin 2020, d’échapper à une sanction de la Cnil qui enquêtait sur cette surveillance illégale. Il a surtout réclamé que cette sanction, une fois prononcée, soit dissimulée aux citoyens et aux parlementaires.

C’est un courrier signé par Gérald Darmanin en personne, que Mediapart s’est procuré. Informé que le « gendarme français des données personnelles » s’apprête, à l’issue d’une instruction de plusieurs mois, à infliger à son ministère une sanction pour l’usage illégal de ses drones, il tente d’échapper, fin 2020, à tout rappel à l’ordre infamant.

Non seulement, le ministre de l’intérieur défend, auprès de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), des pratiques de surveillance manifestement hors des clous, mais surtout il réclame que la sanction qui lui pend au nez, si elle devait être confirmée, ne soit jamais publiée.

En clair : il veut qu’elle soit dissimulée aux citoyens et aux parlementaires, au moment où l’Assemblée nationale planche justement sur la loi « Sécurité globale », dont un volet prévoit la généralisation de l’utilisation des drones par les forces de l’ordre. «Les conséquences » de la publicité d’une telle sanction seraient « susceptibles de nuire aux travaux parlementaires en cours », ose Gérald Darmanin.

Au passage, il demande à l’autorité indépendante qu’en cas de sanction, associée à l’obligation de remballer ses drones, celle-ci soit suspendue à un « délai de six mois ». Pourquoi se gêner ?

À l’arrivée, les rodomontades de Gérald Darmanin n’ont pas fait mouche. La Cnil a bel et bien infligé, en janvier, un rappel à l’ordre au ministère et enjoint à Beauvau de cesser cette surveillance attentatoire à la vie privée tant qu’un cadre légal ne serait pas établi.

Celui-ci est sur le point d’entrer en vigueur. C’est la loi « Sécurité globale », adoptée en avril par le Parlement, qui est censée légaliser ces pratiques et même les élargir. Mais elle doit encore passer les fourches caudines du Conseil constitutionnel, saisi par le premier ministre et surtout 87 députés d’opposition, qui visent notamment les articles sur les drones.

Alors que les « Sages » doivent rendre leur décision dans les prochains jours, Mediapart a décidé de publier ce courrier de Gérald Darmanin, parce qu’il est révélateur d’une volonté de dissimulation d’informations d’intérêt général. Nous publions aussi les conclusions de l’instruction minutieuse menée par la Cnil pendant des mois, qui conclut à l’illégalité de l’utilisation des drones par les forces de l’ordre. Illégalité qui vaut jusqu’à aujourd’hui, « sur l’ensemble du territoire, et quelles que soient les finalités poursuivies ».

« Alertée » par des médias, la Cnil a bâti son instruction en ciblant trois entités, auxquelles elle a adressé un premier questionnaire dès mai 2020 : non seulement la préfecture de police de Paris (rappelée à l’ordre en parallèle par le Conseil d’État, en mai puis décembre 2020), mais aussi le groupement de gendarmerie départementale de Haute- Garonne et le commissariat de Cergy- Pontoise, dont l’usage de drones pendant le confinement avait été relaté dans la presse.

Dans ses réponses écrites, la préfecture de police de Paris confirme que ses aéronefs font partie, depuis 2019 et malgré l’absence de cadre légal, de la doctrine d’engagement des forces de l’ordre à Paris. Ils « ont été particulièrement utilisés en judiciaire au départ », écrivent d’abord les services de la préfecture, avant de préciser que « la visualisation générale de l’espace public en vue d’assurer le maintien de l’ordre », « les contrôles routiers » et les situations de « gestion de crise » représentent aujourd’hui la majorité des missions.

D’abord limités à « l’observation périmétrique d’événements d’ampleur », comme des tournois sportifs, ses drones sont depuis 2019 mis en service lorsdes « manifestations récurrentes des gilets jaunes […] sur instruction orale du préfet de police ».

La préfecture affirme également que, depuis juillet 2020, pour répondre aux lacunes en matière de respect de la vie privée pointées par le Conseil d’État, ses drones sont équipés « de dispositif techniques, garantissant, par floutage, l’absence de données à caractère personnel ». Un logiciel dont Mediapart a révélé l’existence et les failles il y a quelques mois : lors de son installation, le floutage n’était efficace qu’à 70%. Dans sa réponse à la Cnil, bizarrement, la préfecture ne relaie pas notre information.

À la suite de ces premiers échanges, des représentants de la Cnil se rendent, en juillet dernier, dans les locaux de la prefecture de la Police de Paris dans le 5 eme arrondissements de Paris. Ils y rencontrent l’unité des moyens aériens, composée de 21 personnes, dont 16 télépilotes, chargés du pilotage de 29 drones DJI Mavic Entreprise, dont 11 utilisés pour des vols d’entraînement.

À l’issue de l’instruction, le rapport soumis à la commission décisionnaire de la Cnil relèvera la difficile collaboration du ministère de l’intérieur — des réponses adressées avec trois semaines de retard, malgré des relances.

L’instruction s’intéresse aussi au traitement des données personnelles. Les drones utilisés par le commissariat de Cergy-Pontoise et du groupement de gendarmerie départementale de Haute- Garonne « sont équipés de systèmes permettant la captation, l’enregistrement et la diffusion en direct à distance de l’image ». Ceux de la préfecture de police de Paris sont eux équipés du dispositif de floutage. Mais dans les deux cas, l’enquêteur conclut que les personnes filmées sont identifiables, « notamment en raison de la puissance de capacité du zoom et de l’altitude de vol de drones », ce qui constitue un « traitement de données à caractère personnel » non autorisé.

À travers ces usages, le ministère de l’intérieur s’affranchit en effet de la loi « Informatique et libertés » de 1978: il n’informe pas les citoyens filmés du traitement de leurs données à caractère personnel et déploie ces technologies sans analyse d’impact préalable. « Les traitements mis en œuvre […] visant à la détection des infractions pénales ou à la protection contre les menaces pour la sécurité publique ne sont licites que s’ils sont autorisés par un arrêté pris après avis de la Cnil »,rappelle le rapport. Ce qui n’a pas été fait.

Comme le veut la procédure, le projet de sanction envisagé à l’issue de l’instruction est communiqué en octobre 2020 au ministère de l’intérieur. C’est là que Gérald Darmanin se fend d’un courrier de sept pages, où il justifie sa volonté de continuer à user illégalement des aéronefs par « les besoins » des forces de l’ordre et une « nécessité opérationnelle indéniable ». Pour l’ancien maire de Tourcoing, ils facilitent notamment la détection de mouvements de foule et l’identification des fauteurs de troubles.

Les drones seraient-ils vraiment indispensables à la sécurité des citoyens ? L’argument a été répété en boucle durant les débats sur la loi « Sécurité globale » et constitue l’une des questions clés posées au Conseil constitutionnel.

Prévention d’actes de terrorisme, secours des personnes, régulation des flux de transport… : censée pallier le vide juridique autour des drones, la loi « Sécurité globale » en élargit surtout le cadre d’utilisation à travers des formules approximatives. Dans leur saisine, les députés d’opposition écrivent ainsi : « Le texte est dépourvu de toute garantie juridique de nature à préserver les citoyens de l’utilisation d’une technologie attentatoire à leur vie privée, puisqu’il est donné juridiquement une légitimité aux caméras aéroportées dans des cas où elles ne présentent pourtant aucune utilité eu égard au maintien de l’ordre public. »

La directive police-justice de 2016

Texte européen qui établit les règles relatives à la protection des citoyens s’agissant de leurs données à caractère personnel, dispose que tout traitement de données par les autorités doit être nécessaire et proportionné au regard du but recherché. Une condition absente de la loi « Sécurité globale », estime Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, qui fait partie, avec la Ligue des droits de l’homme et la Quadrature du Net, des associations ayant adressé une contribution extérieure au Conseil constitutionnel. «En plus d’employer des termes fourre-tout, le ministère de l’intérieur ne démontre absolument pas cette nécessité, c’est-à- dire l’impossibilité matérielle de lutter contre les infractions sans l’usage des drones », poursuit la magistrate.

Ce recours aux drones répond, selon elle, à la fameuse « guerre des images » évoquée par Beauvau dans sa « doctrine du maintien de l’ordre ». « Le fait d’avoir des images aéroportées pour montrer des black blocs, des dégradations, sera un moyen pour le ministère de l’intérieur de déligitimer les mobilisations sociales », craint Sarah Massoud.

La députée ex-LREM Paula Forteza s’alarme, quant à elle, de l’absence d’information citoyenne sur l’usage fait des images. «Lorsque une caméra de vidéosurveillance est disposée dans l’espace public, il est obligatoire de prévenir les citoyens. C’est beaucoup plus compliqué à mettre en place avec les drones »,juge-t-elle.

Lors des débats à l’Assemblée nationale, elle a tenté de rompre cette opacité en déposant un amendement sur la constitution d’un registre de données de géolocalisation en open data, qui reconstituerait le trajet de chaque drone utilisé dans l’espace public. Et en instaurant un droit d’accès citoyen, permettant à tout un chacun de consulter les images captées par les drones. Deux mesures retoquées par la majorité.

« On ne peut pas isoler ce texte de la loi Antiterrorisme et renseignement qui prévoit de généraliser la surveillance par algorithme ou du continuum de la sécurité évoqué par le gouvernement, qui implique une police municipale et des agents de sécurité privées dotés de prérogatives réservées avant à la police nationale, ajoute le député de gauche Éric Coquerel (La France insoumise). Le drone est un des symboles de cette société de contrôle. »