Fichage illégal chez McCann Paris

2021-05-11 Off By dporgpd

Trente-cinq salariés de l’agence de publicité McCann Paris ont été recensés dans un fichier illégal visant à budgétiser le coût de leur départ. Le syndicat Info’com-CGT a déposé une plainte contre X pour collecte déloyale de données à caractère personnel et discrimination. 

«TOXIQUE. » L’adjectif est écrit en lettres capitales, pour bien appuyer le propos. Il est utilisé pour qualifier plusieurs salariées, trois femmes précisément, de l’agence de publicité McCann Paris, dans un fichier contenant, au total, trente-cinq noms.

Ce fichier a été communiqué, début février par voie anonyme, à plusieurs fédérations syndicales. Il était accompagné d’une lettre de trois pages, dénonçant une politique managériale brutale au sein de l’entreprise.

L’agence de publicité, basée à Neuilly-sur-Seine, appartient à McCann WorldGroup et au réseau IPG (Interpublic Group), poids lourd mondial de la communication. Le plus gros client de McCann Paris est L’Oréal.

Dans le courrier anonyme, le fichier est présenté comme un document « partagé et renseigné par la Direction Générale, la DRH et la finance […] oublié sur une imprimante » et présentant « un condensé particulièrement criant de ce qui se passe aujourd’hui chez McCann Paris ». L’impression du document daterait de juillet 2020.

Construit sous forme de tableau, le fichier renseigne les identités, qualifications, types de contrat, salaires ou encore ancienneté des trente-cinq salarié.e.s. Jusqu’ici, rien de fâcheux. Mais au gré des colonnes, les informations deviennent nettement plus problématiques. Et surtout, totalement illégales.

Une colonne « contexte » indique ainsi l’état de santé (ou état supposé) de certain.e.s salarié.e.s. présenté.e.s comme « en longue maladie », voire en « fragilité psychologique ».

La colonne
« commentaires », livre des informations sur leur appartenance syndicale ou mandats syndicaux. « Élue titulaire sur la liste XX» ; « Élue titulaire et également déléguée syndicale XX ».

C’est encore dans cette colonne que l’on voit apparaître le qualificatif « TOXIQUE » à plusieurs reprises et d’autres remarques, particulièrement désobligeantes. Quasiment toutes les remarques concernent des femmes, qui représentent 70 % des salariés de McCann, selon une source interne.

« Elle est têtue, revient à la charge sur des sujets qui lui tiennent à cœur. »

« Salariée protégée car en congé maternité […]. Peu engagée. Même les élus ont demandé à quoi elle était payée. »

« Elle semble avoir au quotidien une attitude négative et réfractaire aux changements. »

« Son attitude est toujours négative, difficilement dans la construction car elle met du temps à comprendre les sujets, pourtant expliqués plusieurs fois. »

D’autres colonnes listent les modes de ruptures envisagés pour les salarié.e.s : « licenciement économique individuel » ou « RC », pour rupture conventionnelle. Enfin, le tableau budgétise le coût de ces départs et prévoit le calcul du barème Macron , issu de la loi travail et précisant le montant des indemnités que les prud’hommes pourront accorder à un salarié licencié sans cause réelle ni sérieuse.

« C’est la chronique d’une mort annoncée, ce tableau ! », s’emporte une salariée mentionnée dans le fichier et qui tient à préserver son anonymat. « Ça sent la préméditation. Le plan social déguisé. Il y a un côté froid et méticuleux à préparer les transactions de tous les salariés gênants. »

Selon elle, cela ne fait aucun doute : ce fichier recense les personnes « posant problème à la direction et dont il faut se séparer ».

Une plainte a été déposée par le syndicat Info’com-CGT notamment pour « collecte déloyale de données à caractère personnel » et « discrimination ». Au moins six salariés ou ex-salariés envisageraient également de porter plainte, selon Julien Gicquel, secrétaire général adjoint du syndicat.

« Ce n’est pas un problème de budgétiser des départs, commente maître Arié Alimi, l’avocat d’Info’com-CGT. En revanche, ça le devient quand on recoupe les informations. Ce fichier semble avoir pour fonction première d’identifier les salariés pour lesquels un licenciement doit être envisagé au plus vite et ce, en raison de leurs états de santé, de leurs âges, de leurs activités syndicales ou de leurs caractères vindicatifs. »

Contactée, la direction de l’agence McCann a répondu, par écrit, à une partie des questions. Elle reconnaît l’authenticité du fichier présenté comme «un document interne établi à des fins de reporting financier et juridique rassemblant des informations professionnelles (poste, salaire, ancienneté notamment) sur 35 de nos salariés. En tant qu’employeur et dans le respect de la réglementation applicable, McCann Paris est autorisé à établir et conserver un tel document».

Elle réfute, en revanche, être à l’origine des commentaires. Et précise : « Ils ne sont en rien conformes à nos politiques ni à nos valeurs et ne sont en aucune manière attribuables à l’équipe dirigeante actuelle. »

En juillet 2020, la tête de l’agence a en effet été réorganisée. Après le départ de son PDG, la gouvernance de McCann Paris a été confiée à deux co-présidents, épaulés par la directrice financière. « Ces trois-là avaient déjà des responsabilités dans l’entreprise,tranche la salariée anonyme. Ils se couvrent en disant qu’ils n’étaient pas à la direction générale mais ils jouent sur les mots. Ils étaient déjà là, un cran en dessous ! Pour moi c’est évident, ceux qui ont écrit ça sont toujours dans l’agence. »

De son côté, Arié Alimi est formel :« Même en laissant de côté les commentaires abjects, et qui n’ont rien de légal ni de professionnel, la simple mention de la situation de santé d’un salarié ou de son appartenance syndicale est une violation directe de la loi. »

Les personnes mentionnées dans le fichier ont, depuis, toutes été averties par McCann Paris et la violation de la confidentialité du document a été notifiée à la Commission nationale informatique et libertés (CNIL).

La constitution d’un fichier doit être encadrée par des conditions très strictes, supervisées par la CNIL : le salarié fiché doit en être informé et avoir accès à ce qui est écrit sur lui. Par ailleurs, les informations rassemblées « ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier ses aptitudes professionnelles » et « les évaluateurs doivent s’interdire de collecter des éléments en rapport avec la vie privée des salariés ».

« Un mode managérial qui repose sur le harcèlement, la terreur, la division »

Aujourd’hui, treize salariés sur les trente-cinq cités travaillent toujours pour l’agence McCann Paris. Les autres ont signé une rupture conventionnelle ou ont été licenciés ces derniers mois.

C’est le cas d’Estelle (le prénom a été modifié à sa demande), licenciée pour inaptitude dans le courant de l’été 2020. Découvrir qu’elle figure dans le fichier est pour elle « une souffrance supplémentaire ». Elle a réalisé que l’agence avait « provisionné davantage d’argent » que les indemnités auxquelles elle a eu droit.

Quant à celles et ceux qui sont toujours en poste, la lecture du fichier est prise « de manière extrêmement violente. Cela donne l’impression d’être au bout du fusil »,commente une salariée.

« Que des salariés envisagent de portent plainte alors qu’ils sont toujours en poste est très rare, abonde Julien Gicquel, d’Info’Com-CGT. Cela démontre bien à quel point ils sont heurtés. » Selon lui, cette affaire « est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».

Fin 2019, l’agence McCann Paris avait déjà fait les gros titres, dans le sillon du mouvement #MeToo. Des agissements sexistes avaient été racontés par le quotidien 20 minutes. Deux créatifs de l’agence ont été licenciés après ces révélations.

Aujourd’hui, plusieurs salarié.e.s et élu.e.s du CSE dépeignent un climat nauséabond au sein de l’agence. Et approuvent les éléments indiqués dans la lettre. «Journées de travail sans fin, privation de droit à la déconnexion, brimades, pression permanente. La lettre anonyme décrit un mode managérial qui repose sur le harcèlement, la terreur, la division. C’est extrêmement bien documenté, tout est vrai », assurent des élu.e.s.

Estelle, licenciée pour inaptitude, se souvient « de harcèlement, sous toutes formes ». Une lente descente aux enfers qui a commencé, selon elle, avec l’annonce de sa grossesse. « C’est là que ça a dégénéré. »

La jeune femme raconte un épisode particulièrement douloureux. Son bébé était né. Il était malade. Estelle était en arrêt pour le garder à la maison. « Ils m’ont forcée à assister à une conf call. Mon enfant hurlait. J’ai bien senti que ça les saoulait. J’ai laissé ma fille pleurer et je l’ai enfermée dans sa chambre, pour terminer la réunion. Quel genre de mère fait ça ? »,murmure Estelle, dans un sanglot. « On perd tout son bon sens », conclut la jeune femme qui dit avoir « supplié l’inspection du travail » de lui venir en aide.

Estelle relate enfin« avoir vomi du sang de fatigue » à l’occasion des « journées mondiales de L’Oréal », période « durant laquelle est élaborée toute la communication du groupe pendant un an ». Elle décrit des journées et des nuits de travail à rallonge, sans jour de repos.

Plusieurs sources pointent d’ailleurs «l’ingérence de L’Oréal » dans le fonctionnement de l’agence McCann Paris.« C’est le plus gros client et en réalité, le donneur d’ordres »,explique Julien Gicquel, d’Info’com-CGT. Il note aussi des passerelles entre les deux entités : « L’actuelle DRH est une ex de L’Oréal tout comme la co-présidente qui est par ailleurs la compagne du DRH monde du groupe. »

Dans les réponses écrites, McCann Paris répond aux accusations de management jugé brutal et insiste sur « la priorité de [notre] nouvelle équipe de direction de garantir un environnement de travail sûr et respectueux pour tous les salariés ». Elle vante les nombreux avantages dont bénéficient les salariés, en citant la mutuelle ou « les 16 jours de RTT qui s’ajoutent aux congés payés ».

L’agence dit aussi avoir mis en place des « entretiens 360 » au cours desquels les salariés peuvent évoquer leur entourage professionnel, managers inclus, et prône « une formation [initiée fin 2019 – ndlr] de tous les salariés, sans exception, sur les agissements sexistes, harcèlement ».

Enfin, McCann Paris assure avoir proposé aux représentants du personnel « de conduire, avec l’appui d’un cabinet externe, une enquête conjointe pour déterminer la réalité et l’étendue des faits décrits dans le courrier anonyme ».

Les élu.e.s du CSE avec lesquels nous avons pu nous entretenir doutent fortement de l’issue d’une telle enquête.

« Après l’affaire #MeToo, une commission paritaire avait été lancée. Nous n’avons jamais eu connaissance du résultat. »