La justice par visioconférence
La « loi corona » sera présentée aux députés en commission justice ce mardi. Elle ne comprend pas de dispositions permettant la vidéoconférence dans les matières pénales : le fournisseur américain du ministère de la Justice ne présente pas assez de garanties quant au risque de fuite d’informations hors de nos frontières.
La commission Justice examinera le projet de « loi corona» portant diverses dispositions « temporaires » en matière de jus- tice dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus. Cepen- dant, toutes les dispositions de l’avant- projet qui permettaient la comparution devant le juge par vidéoconférence dans le cadre de matières pénales, de la détention provisoire, de l’exécution de la peine et des mesures d’internement se sont volatilisées.
En cause ? L’État n’était pas en mesure de fournir, dans le laps de temps imparti pour la préparation de cette loi, les garanties suffisantes quant à l’usage éventuel des données sensibles qui seraient ainsi partagées. Le ministre Van Quickenborne fait donc marche arrière, mais il n’abandonne pas : « Le recours à la vidéoconférence dans ces matières fera ultérieurement l’objet d’un débat plus approfondi», avertit l’exposé général préfaçant le projet de loi. Il s’agira sans nul doute, vu le caractère sensible de ce dossier en matière de RGPD et des droits de la défense, d’un des principaux débats de la législature en matière de justice.
« Tous les sons et images sont numérisés et transformés en data pour ensuite transiter par des serveurs détenus par la société livrant le service de vidéoconférence», expose le Conseil d’État dans l’avis rendu sur l’avant-projet de loi. Il y a les métadonnées (données à caractère personnel générées par l’utilisation de l’application) et les données, qui sont le contenu de la vidéoconférence ; « l’État apparaît incontestablement comme étant le responsable du traitement de celles-ci », rappelle le Conseil d’État.
Garanties insuffisantes
Pour ces données dites sensibles puisque pénales – par exemple, la comparution en chambre du conseil d’un terroriste présumé –, il faut disposer de la garantie qu’elles ne peuvent fuiter en Chine, aux USA ou ailleurs. « Pour les données qui sont stockées par une société européenne en Europe, il y a la protection du RGPD, et il en est de même pour une vingtaine de pays, comme le Japon, dont la législation en la matière apporte des garanties suffi- santes à l’estime de la commission européenne, expose Soufian, spécialiste de la protection des données et et de l’Information. Mais suite à une décision rendue par la Cour de justice de l’Union européenne cet été, l’arrêt Schrems II, ce n’est plus possible aux USA (NDLR : le logiciel utilisé par la justice belge est celui de la société amé- ricaine Cisco) parce qu’il s’agit d’un pays dont la législation peut annihiler les clauses contractuelles qui auraient pu être prises entre le client (ici, l’État belge) et le prestataire Cisco ». En effet, le Cloud Act promulgué en 2018 permet aux autorités américaines d’obtenir des données directement auprès du prestataire « sans que la personne ciblée ou que le pays où sont stockées ces données n’en soient informés. » Pour illustrer : sans protection suffisante, un membre de l’administration Trump – aux USA il n’est pas nécessaire que ce soit un juge – pourrait obtenir les données relatives à une chambre du conseil de décembre à Bruxelles, et l’État belge n’en serait même pas infor- mé.
Publicité des audiences
Hormis cet épineux problème, selon Soufian Parisi du cabinet Knowyse.eu en a relevé trois autres : d’abord, rien n’était stipulé sur l’éventuel enregistrement de ces audiences. Ensuite, la question des interprètes n’était pas abordée, et enfin, l’avant-projet n’évoquait pas comment la publicité des audiences, qui est un principe constitutionnel, serait garantie avec la vidéoconférence. En effet, si cette publicité est actuellement assurée principalement par la présence de la presse aux audiences, voire de quelques quidams passant par là, qu’en sera-t-il demain si, pour assurer cette indispensable publicité, n’importe qui peut cliquer sur un lien pour assister à une audience correctionnelle en live ? « Réseaux sociaux aidant, ces audiences “facilement” suivies pourraient, pour un délit qui aurait un aspect original, transformer malgré eux des justiciables en sujets de téléréalité », relève Me Henrotte. On a aussi évoqué la possibilité de transmettre dans la salle d’audience les images de la webcam du détenu; on retrouverait donc « en vrai » le parquet, le juge et le public, et pas le prévenu – la défense pourrait quant à elle choisir de rester à côté de son client ou au tribunal. La mesure n’aurait donc comme conséquence pratique que d’éviter le transport du prisonnier.