L’anonymat des donateurs d’Anticor
À l’occasion du renouvellement de son agrément, le ministère de la justice a demandé à l’association de lutte contre la corruption la liste de ses principaux donateurs. Saisie, la Cnil rappelle qu’il « s’agit d’informations revêtant un caractère hautement personnel, voire sensible, pour les personnes concernées ».
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a
rendu, lundi 1 février, un avis sur la question, estimant illégale une demande du gouvernement visant à obtenir la liste des principaux donateurs de l’association de lutte contre la corruption, Anticor.
Celle-ci avait saisi la commission le 17 novembre dernier d’un conflit l’opposant au ministère de la justice dans le cadre de la procédure de renouvellement de son agrément l’autorisant à saisir la justice ou à se porter partie civile dans une procédure.
L’association Anticor a été impliquée dans de nombreuses grandes affaires politico- financières de ces dernières années, comme l’affaire Richard Ferrand, l’affaire des sondages de l’Élysée, l’affaire Alstom, l’affaire Alexis Kohler… Elle a obtenu son agrément en 2015 et celui-ci avait été renouvelé sans difficulté en 2018.
Mais, après avoir déposé son nouveau dossier de renouvellement le 28 septembre dernier, Anticor a eu la surprise de recevoir de la part du ministère de la justice une demande visant à obtenir la liste de ses plus gros donateurs, ayant versé plus de 10 000 euros. Cette nouvelle exigence était motivée par la transparence financière, une condition effectivement prévue par le décret relatif aux conditions d’agrément des associations de lutte contre la corruption du 12 mars 2014.
L’association avait fermement rejeté cette demande au nom du droit à l’anonymat et au respect de la vie privée de ses donateurs, et entamé un bras de fer avec le gouvernement. À demi-mot, elle accuse l’exécutif de vouloir réduire au silence une association trop gênante pour les responsables politiques.
« Moi, je constate seulement que cette demande a été faite et que certaines de nos actions dérangent le pouvoir. Après, l’interprétation est libre de droit », affirme Éric Alt, magistrat et vice- président d’Anticor, qui fait état d’une certaine animosité de la part de membres de la majorité.
« Nous avions déjà été alertés le 20 mai dernier lors d’une audition à l’Assemblée nationale, raconte-t-il. Nous devions intervenir pour parler de corruption et de justice. Mais les députés de la majorité ne nous ont interrogés que sur Anticor, sur son fonctionnement, sur ses financements, avec des questions très politiques. »
Le gouvernement, de son côté, a durant plusieurs mois démenti avoir demandé l’identité des donateurs. « Il n’a jamais été question de faire la chasse aux donateurs en réclamant leur identité, assurait encore ainsi Matignon au magazine Capital lundi
Nous avons demandé à cette association de nous fournir des informations complémentaires concernant des aspects techniques des dons : la nature, la structure, les montants et la fréquence. Cette démarche s’inscrit dans le cadre normal de la procédure d’agrément. »
Pourtant, des courriels consulté, confirmant des informations de Capital, montrent que cette demande a bien été formulée, et que le ministère de la justice semblait même s’intéresser plus particulièrement à l’identité du principal donateur d’Anticor. « Je prie de bien vouloir nous communiquer, en complément des états financiers 2019 transmis, l’identité du donateur et les montants versés s’agissant des dons reçus par l’association en 2018 et 2019 supérieurs à 10 000 euros », peut-on ainsi lire dans un courriel envoyé le 4 novembre par la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG).
Interrogé, le cabinet de Jean Castex reconnaît désormais qu’une liste a bien été demandée à Anticor. « Dans le cadre de l’instruction de l’affaire, la DACG a en effet demandé début novembre, compte tenu de sa mission prévue par les textes réglementaires, la désignation des donateurs les plus importants », explique-t-il.
Afin de trancher sur ce problème juridique, Anticor avait donc saisi la Cnil. Dans unepar
La Cnil reconnaît en effet que le décret du 14 mars prévoit bien la vérification du « caractère désintéressé et indépendant de ses activités notamment eu égard à la provenance de ses ressources ». Mais le texte ne donne pas plus de détails sur les pièces à fournir et renvoie sur ce point à un arrêté pris le 27 mars 2014.
« Or, poursuit la Cnil, [celui-ci] ne prévoit que la production d’un rapport financier qui doit faire état“s’agissant des ressources, [de] leur provenance”. Nous interprétons cette disposition comme imposant la production d’un rapport financier qui indique des catégories de ressources, comme c’est généralement le cas pour ce type de rapport. Le texte semble insuffisamment précis pour imposer la production du détail des noms des donataires (sic) au-delà d’une certaine somme et les montants de leurs dons », en conclut la commission.
Dans Libération, la présidente d’Anticor, Élise Van Beneden, avait déjà annoncé que la commission lui avait donné raison. L’avis, publié est particulièrement accablant pour le gouvernement. L’avis va plus loin que le cas particulier d’Anticor et se prononce également, d’une manière plus générale, sur le statut des données personnelles issues des dons.
« Il s’agit d’informations revêtant un caractère hautement personnel, voire sensible, pour les personnes concernées, pointe-t-elle. Selon le contexte, en effet, la qualité de donateur associée aux activités de l’association Anticor est susceptible de relever d’une opinion politique au sens de l’article 9 du RGPD. De telles informations à caractère personnel font l’objet d’un régime juridique particulièrement protecteur en raison notamment des risques encourus pour la considération ou l’intimité de la vie privée des personnes en cas de divulgation à des tiers non autorisés. »
La commission ne ferme cependant pas totalement la porte à toute demande de transmission d’identités des donateurs, et pointe que celle-ci est déjà prévue, par exemple pour les partis politiques. Mais, dans ce cas, « la production de la liste des donateurs » est « alors explicitement précisée » par les textes. Ce qui n’est pas le cas pour la procédure d’agrément dont le cadre législatif actuel est beaucoup trop vague.
Éric Alt lui-même n’est pas opposé à tout contrôle. « Il est légitime de savoir si nous ne sommes pas financés par une puissance étrangère, reconnaît-il. Mais il n’y a pas besoin pour cela d’exposer les personnes effectuant des dons. Moi-même, j’ai été la cible d’une enquête administrative qui a duré un an et au terme de laquelle j’ai été blanchi. Et plusieurs membres d’Anticor ont fait l’objet de contrôles fiscaux. Il faut protéger un minimum les donateurs. »
« Il faut une proportionnalité avec l’intrusion dans la vie privée. Cela correspond à une tension permanente, dans notre société, entre le secret et l’aspiration à la transparence et à la publicité », poursuit le magistrat qui plaide pour que le renouvellement des agréments soit confié à « une autorité indépendante ».
« Notre association a déjà été agréée par la Haute Autorité pour la transparence à laquelle nous avons remis le même dossier qu’au ministère de la justice », cite-t-il comme solution possible. « L’administration fiscale a déjà les noms de nos adhérents qui ont demandé la déduction d’impôts qui leur est permise par la loi. Mais c’est une administration qui a la culture du secret. Les partis politiques doivent donner la liste de leurs donateurs à la Commission des comptes de campagne. Mais celle- ci est placée dans un coffre-fort et n’est jamais rendue publique », donne encore comme exemple Éric Alt, avant de rappeler que, à l’occasion de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017, « Emmanuel Macron avait lui aussi refusé de rendre publique la liste de ses donateurs ».
En attendant, Anticor a fourni au ministère de la justice « un certificat » de son comptable attestant que son principal donateur « ainsi que son compte bancaire sont domiciliés en France », explique Éric Alt.
Le cabinet du premier ministre, lui, assure avoir abandonné l’idée d’obtenir une liste nominative des donateurs d’Anticor et ce avant même l’avis de la Cnil. « Anticor a opposé un refus à cette demande dont nous avons pris acte antérieurement à l’avis rendu par la Cnil », affirme-t-il.
« Dans le cadre de l’instruction qui se poursuit, des demandes d’informations complémentaires ont été formulées, par un courrier en date du 29 janvier, antérieur à l’avis de la Cnil, sur les procédures internes de prévention des conflits d’intérêts, sur la structure des dons, leur volume, leur fréquence et les profils des donateurs, ainsi qu’une actualisation pour l’année 2020 mais sans solliciter de données nominatives : c’est cette demande d’informations complémentaires qui a prorogé le délai jusqu’au 10 février prochain », explique encore Matignon.
Le gouvernement, qui devait initialement rendre sa décision sur la demande d’agrément le 2 février, a demandé une prolongation de l’instruction du dossier. Elle devrait être rendue avant le 15 février. En cas de refus, Anticor a déjà prévu de saisir le tribunal administratif.