Les caméras de surveillance dans le viseur de la CNIL
L’autorité s’inquiète de l’usage d’appareils « intelligents » censés prédire nos comportements
Souriez, vous êtes analysés. Dans le métro parisien, les rues de Nice ou de Marseille, les rayons alcools de Franprix ou d’Intermarché, l’intelligence artificielle dope la vidéosurveillance. Parfois, pour mesurer le trafic à un carrefour ou l’audience d’une publicité, parfois pour détecter des mouvements dits suspects, le tout grâce au traitement automatisé des images.
Précisément, cette couche d’algorithmes, qui pour l’instant prospère dans le flou juridique, crée des risques de dérives en matière de respect de la vie privée et de garantie des libertés publiques, observe la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Le régulateur des données a appelé une nouvelle fois, mardi 19 juillet, à un « débat démocratique » permet tant d’éclairer les choix indispensables qui attendent le Parlement et le gouvernement.
Quand les uns brandissent l’étendard « sécurité » et les autres le drapeau « libertés », l’autorité de contrôle invite la puissance publique à « tracer la ligne audelà du “techniquement faisable” entre ce qu’il est possible de faire – parce que socialement et éthiquement acceptable – et ce qui ne l’est pas. C’est un choix aussi éthique et politique que juridique ».
« Sous couvert d’interdire les pires usages, la législation est en train peu à peu d’ouvrir la voie à une généralisation de la vidéosurveillance automatisée », prévient Martin Drago, membre de La Quadrature du Net, une association qui milite pour la défense des libertés fondamentales dans l’espace numérique. « Avec les Jeux olympiques de 2024 en ligne de mire et la volonté de la France d’en faire une vitrine en matière de sécurité, nous craignons d’assister à une surenchère technologique. »
Depuis 2017, la CNIL ne cesse d’alerter sur les nouveaux usages de la vidéo, ceuxlà mêmes qui permettent à l’Etat chinois de contrôler ses citoyens. « Nous sommes sollicités par des communes qui sont, la plupart, elles mêmes démarchées par des prestataires. Les usages sont multiples, avec un grand écart dans leur finalité. Certaines veulent améliorer l’utilisation de la voie publique en comptant le nombre de piétons ou de voitures ; d’autres évoquent des algorithmes capables de déterminer si une personne est restée trop longtemps assise sur un banc », explique Thomas Dautieu, directeur de la conformité à la CNIL.
Fixer un nouveau cadre
En France, la première caméra de surveillance filmant l’espace pu blic avait été installée en 1991 à Le vallois Perret (Hauts de Seine). Désormais, selon La Quadrature du Net, un million de ces appareils, « au bas mot », ont été dé ployés. En 2019, Nice, de loin, puis Nîmes et Mulhouse étaient les trois villes les plus « Big Brother » de France, selon le classement de La Gazette des communes. Le code de la sécurité intérieure régit l’utilisation de ces dispositifs. Mais, insiste la CNIL, ce texte ne peut pas s’appliquer aux caméras « intelligentes » ou « augmentées » qui changent la donne.
A quel point ? Un exemple concret fourni par la startup Datakalab en donne une idée. En mai 2021, sa technologie a permis de tester le port du masque sanitaire pendant un concert d’Indochine à l’Accor Arena devant 5 000 volontaires. Selon Xavier Fischer, le cofondateur, ces deux heures représentaient 72 millions d’images à analyser. Autant dire qu’un tel traitement est hors de portée pour des opérateurs de télésurveillance.
D’où la nécessité de fixer un nouveau cadre. Mais lequel ? Pour lancer le débat, l’autorité avait organisé, entre janvier et mars, une consultation sur ce vaste sujet, excluant toutefois le cas de la reconnaissance faciale, traité à part. « Nous avons reçu plus de 500 contributions. La grande majorité nous a fait part de son rejet de ces dispositifs de surveillance, surtout à des fins commerciales », souligne M. Dautieu. Cette consultation a incité l’autorité à affiner sa position, comme le montre le rapport publié mardi 19 juillet.
La CNIL fait ainsi la distinction entre deux grands types d’usages des caméras intelligentes. Le premier, ce sont les utilisations à des fins statistiques, comme évaluer le trafic dans un centre commercial, qui sont sans conséquences directes pour les personnes filmées. Sur ce point, la CNIL a assoupli sa position. L’autorité estime désormais qu’une loi n’est pas nécessaire pour encadrer ces usages. En 2020, pourtant, elle s’était inquiétée de l’expérimentation menée par la RATP qui recensait les passagers portant le masque sanitaire à la station Châtelet. La CNIL avait déploré notamment le fait que les personnes filmées sur les quais ne puissent s’y opposer, un droit prévu par le règlement général sur la protection des données auquel sont soumis les algorithmes embarqués dans les caméras.
S’il s’était agi de verbaliser les passagers ne portant pas le masque, ce programme serait tombé dans la deuxième grande catégorie d’usages vus par la CNIL : ceux qui consistent à détecter des comportements dits suspects en temps réel, afin de lutter contre le vol, les bagages abandonnés ou le dépôt sauvage de déchets. Avec cette fois des conséquences intrusives pour la personne filmée qui peut être abordée par le vigile d’un supermarché ou un policier.
Pour la CNIL, un maire ou un responsable de magasins qui désirent repérer des infractions doivent être soumis à un même régime juridique, qui reste à définir. Mais avant même une éventuelle loi, la CNIL juge un débat indispensable afin de déterminer si ces pratiques sont légitimes ou non vis à vis de l’intérêt général.
« Comment analyse ton les comportements suspects ou anormaux?
On ne sait pas trop ce que cela veut dire, s’interroge M. Drago. Est ce que c’est courir dans un lieu où il faut marcher, marcher dans un lieu où il faut courir ? S’arrêter au milieu d’une station ? On voit bien qu’il y a une atteinte à nos libertés ». L’association, à l’origine de la campagne « Technopolice » contre « la mise sous surveillance totale de l’espace urbain à des fins policières », est engagée dans un contentieux avec la ville de Marseille sur son projet de « safe city ».
En septembre, elle entend déposer une plainte contre l’Etat, exigeant l’arrêt des caméras de surveillance dans l’espace public. Sachant que la Cour des comptes, elle, déplore régulièrement une absence d’évaluation nationale de l’efficacité de ces dispositifs. Qu’ils soient intelligents ou non.
Les chiffres
7%: C’est le rythme de croissance annuel du marché mondial de la vidéo « augmentée » en 2020, à 11 milliards de dollars (10,8 milliards d’euros), selon la société de recherche MarketsandMarkets.
1,6 MILLIARD: C’est, en euros, le chiffre d’affaires généré en France par la vidéosurveillance en 2020, selon l’Association nationale de la vidéoprotection. A comparer aux 28 milliards d’euros pour l’ensemble des industries de sécurité privées.
12 000: C’est le nombre d’entreprises appartenant au secteur de la sécurité privée en France, d’après un rapport d’informa- tion de l’Assemblée nationale datant de mai 2021.