Procès d’un espionnage informatique

2022-05-22 Off By dporgpd

A partir de quel moment une administration com­mence à dérailler, et jus­qu’où ? A la barre du tribunal correctionnel de Lyon, vendredi 20 mai, Benoît Dehais, 52 ans reste persuadé qu’il n’a rien fait de mal. Soupçonné d’avoir mis en place un dispositif d’espionnage de toutes les boîtes mail des agents et élus de l’ex­région Rhô­ne­ Alpes, l’ancien directeur des services informatiques (DSI) sou­tient avec conviction qu’il a mis en œuvre un système purement technique, destiné à assurer la sé­curité du réseau d’information de la collectivité.

« On est dans une logique de con­trôle des accès, on ne cible pas une population particulière, on met en place sans autre malice », dit le prévenu en costume marine et chemise blanche, la gorge serrée et la mine désolée.

Fin 2015, le DSI demande un ac­cès total au réseau Exchange de la collectivité, à partir de sa boîte mail. Le code lui permet d’admi­nistrer tous les comptes infor­matiques de la collectivité, de surveiller les échanges et, poten­tiellement, de consulter le con­tenu des messages. « Je suis dans l’obéissance à une instruction telle qu’elle m’a été formulée. C’est une organisation technique pour organiser le contrôle à caractère professionnel », affirme l’ingé­nieur, aujourd’hui en poste en Occitanie.

Des signaux clignotent pour­tant. Chargé de mettre en œuvre la consigne, le prestataire Spie service trouve le procédé inhabi­tuel, en contradiction avec les préconisations déontologiques. Il demande confirmation, en ren­voyant un formulaire de la Com­mission nationale de l’informati­que et des libertés (CNIL), selon lequel ce type d’accès informati­que doit être réservé à des postes précis, pour une stricte mainte­nance des réseaux. La région con­firme sa demande, en réclamant la confidentialité, et la mécani­que s’enclenche.

Les sources de Gérard Angel

La période est particulièrement tendue pour les opérateurs infor­matiques, pressés de réussir la fusion des deux régions, Auver­gne et Rhône­Alpes. Ce qui pro­voque conflits et souffrances dans le service. Et puis il y a une autre demande : la recherche des émetteurs ou des destinataires à partir du mot­clé « dangele », qui correspond à l’adresse mail de l’ancien journal satirique Les Po­tins d’Angèle. Cette démarchevise à chercher les sources de Gérard Angel, ancien chef du service po­litique du Progrès, qui a lancé son propre hebdomadaire, four­millant d’informations confi­dentielles. En pleine période élec­torale, le journaliste indépen­dant multiplie les révélations sur la gestion de l’équipe de Jean­Jack Queyranne, alors président (PS) du conseil régional, non sans moqueries et caricatures dessi­nées. Le reporter brocarde le di­recteur général des services (DGS), le préfet Philippe De Mes­ter, qu’il surnomme « Maître Kanter », parce qu’il a «l’habitude de se faire mousser ».

Benoît Dehais affirme que le DGS lui a donné oralement la con­signe de recherches informati­ques. Puis il produit un courriel dans lequel le tout­puissant direc­teur des services semble pousser la surveillance. « Ça tombe mal, surtout si la taupe récidive », écrit le DGS, en allusion aux fuites dans la presse. Le parquet a es­timé qu’il n’y avait pas assez d’élé­ ments pour incriminer Philippe De Mester, nommé par la suite préfet de la Somme, actuellement directeur de l’agence régionale de santé (ARS) de Provence­Alpes­ Côte d’Azur.

La simple demande de trans­mission d’un « log » ne constitue pas un délit, et rien ne prouve qu’il a directement participé par la suite à l’intrusion dans les don­nées, estime le procureur. Aussi, la défense l’a cité comme témoin. « Personne, à la direction géné­rale, ne peut avoir eu l’idée de met­ tre en place un système d’espion­nage », repousse M. De Mester à la barre, solidement campé sur ses positions. La consigne don­née dans son bureau, décrite par le directeur informatique ? « Je ne sais pas pourquoi il dit ça », coupe l’ancien DGS.

« Un sentiment d’injustice »

La région n’a finalement jamais trouvé les sources du journaliste. « Ils ont installé un système d’es­pionnage médiocre, on a usé de petits procédés. S’en prendre à An­gel, c’est tout à fait important », plaide en partie civile André Sou­lier. Pour le doyen des avocats, cette dérive administrative fait insulte à l’histoire lyonnaise de l’imprimerie, « laissant libre cours à la pensée ».

La procureure a requis six mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende pour atteinte au secret des correspon­dances, accès et maintien illicites dans un système automatisé des données informatisées.

«Il faut peut­être renoncer au fantasme. On raisonne comme s’il y avait une transgression que rien n’établit », plaide en défense Fré­déric Doyez. Selon l’avocat, aucune trace de consultation de contenu n’a été détectée. « On éprouve un sentiment d’injustice quand on est allé au bout de la loyauté, et qu’on se retrouve seul devant une juridiction », dit Me Doyez en plaidant la relaxe. Juge­ment le 1er juillet.